Pourquoi étudier Chanoux : les enjeux d’une connaissance renouvelée
Il y a huit ans, la Fondation Chanoux décida de lancer une série de recherches sur la première moitié du XXe siècle en Vallée d’Aoste pour mieux appréhender la vie d’Émile Chanoux et les caractéristiques de son action en approfondissant les connaissances de l’époque dans laquelle il œuvra.
Nous avions choisi de nous pencher principalement sur les aspects qui concernaient Chanoux de façon indirecte, tels que la présence militaire en Vallée d’Aoste ou la politique ecclésiastique, sans nous concentrer directement sur le notaire lui-même. Quelque part, nous sentions que, pour nous en approcher avec le sérieux qui lui était dû, il nous fallait d’abord en cerner plus précisément tous les contours biographiques et culturels possibles. Très vite, nous découvrîmes que nous avions été les victimes inconscientes du sentiment diffus que tout ce qui pouvait l’être avait été trouvé et écrit sur Émile Chanoux. En effet, il nous semblait que le nombre des publications dédiées au chef de la Résistance valdôtaine et, plus en général, à la Résistance dans les années sombres de la dictature fasciste, bien que largement insuffisantes à éclaircir tous les aspects de la vie et de l’action du notaire, rassemblaient vraisemblablement la quasi-totalité de ce qui aurait pu être utilisé, alors que ce qui manquait était à considérer comme probablement perdu à jamais.
Après les premières recherches dans les archives on s’aperçut, au contraire, que plusieurs moments de la vie de Chanoux étaient encore inconnus ou, dans le meilleur des cas, méconnus.
Un exemple en ce sens est offert par la reconstruction de la carrière militaire du notaire de Rovenaud : toutes les études reprennent celle, primordiale, de Roger Dempsey{tip Louis Roger Dempsey, The life and work of Emile Chanoux / La vie et l’œuvre d’Émile Chanoux, Aosta, Arti grafiche Duc, 1986 (1987 traduzione in lingua francese).}[1]{/tip}. Le chercheur étasunien, qui par ailleurs est précis sur d’autres aspects, y compris relatifs à la carrière militaire de Chanoux, y affirme que « en 1939 il fut incorporé dans les forces armées italiennes. Il fut assigné comme officier à une division qui devait ensuite occuper la ville française de Menton à la fin de la campagne contre la France en juin 1940. Puis il demanda et obtint de faire partie de la commission créée dans le but d’établir la frontière franco-italienne à l’arrêt des hostilités entre les deux pays »{tip Dempsey, La vie … cit, pp. 44-45.}[2]{/tip}. Dempsey écrit ce passage sur la base des informations recueillies auprès d’un certain Giovan Battista Parisi d’Aoste, dont il ne fournit aucun élément utile à l’identification. Il en est de même pour le témoignage de Céleste Perruchon veuve Chanoux qui se souvient : « Nel ’41 mio marito è stato richiamato e quello è stato il momento più brutto. L’hanno mandato prima a Milano, dove è stato un anno a lavorare alla censura postale, e poi a Chambéry per un altro anno circa. Ed è tornato solo dopo l’8 settembre »{tip Maria Pia Simonetti, La politica tra passione e mestiere. Voci di valdostani impegnati nel Novecento, Aosta, Le Château, 2007, p. 55.}[3]{/tip}. Émile Chanoux aurait donc été éloigné du Val d’Aoste de 1940 ou de 1941 jusqu’au 8 septembre 1943, enrôlé en qualité d’officier des Alpini dans la Commission d’armistice entre France et Italie à Menton, avant, et dans le bureau de la censure militaire de Milan et Chambéry, après. En réalité, comme le démontrent les documents militaires repérés par la Fondation dans les archives du District militaire de Turin{tip [LINK Immagine del foglio matricolare con particolare dei dati registrati tra 1939 e 1941]}[4]{/tip}, Chanoux, quoique promu sous-lieutenant en 1939, prêta son premier service d’officier seulement pendant le mois de septembre 1941, à La Thuile, et il n’abandonna le Val d’Aoste qu’à la fin du mois de février 1943, pour y rentrer définitivement après l’armistice. Pendant cette période, Chanoux maintint tout de même ses relations avec les amis d’Aoste, comme paraît le démontrer un passage des mémoires de Charles Passerin d’Entrèves, qui se rappelle de la présence de Chanoux en ville, à l’occasion de la chute de Mussolini, en juillet 1943{tip « 31 juillet [1943]. Je pars pour Aoste par le train de huit heures. Je me rends chez Chanoux, puis je monte au dernier étage de l’Hôtel de Ville chercher Binel, enfin je tâche d’attraper Bréan. » in Charles Passerin d’Entrèves (deuxième édition par les soins de Tullio Omezzoli), La tempëta dessu noutre montagne, Aoste, Institut historique de la Résistance en Vallée d’Aoste, 1975, p. 13.}[5]{/tip}.
La différence entre les affirmations des historiens et la réalité documentaire n’est pas sans conséquences. Si Chanoux avait été absent du Val d’Aoste pendant toute la période de la guerre qui précède le 8 septembre, il n’aurait eu que peu de possibilités d’organiser le mouvement de résistance avant l’armistice. Au contraire, si Chanoux est resté au Val d’Aoste jusqu’en février 1943, il a eu tout le temps pour « continuer l’œuvre » de l’abbé Trèves, expression que, selon le témoignage du chanoine Bréan (qui était présent) et du sénateur Page, le notaire aurait prononcée sur le tombeau du prêtre, après les funérailles de celui-ci, en 1941.
Établir de façon précise la chronologie de la présence de Chanoux au Val d’Aoste se démontra donc, pendant nos recherches, un moment fondamental pour la reconstruction correcte des activités du groupe qui s’était formé autour de lui et pour éclaircir le développement de sa pensée et de son action.
Conscients de l’importance de cet aspect, nous cherchâmes d’étayer par d’autres sources l’information repérée aux archives militaires, bien que celle-ci parût claire et indiscutable. En cette occasion, deux documents nous furent fort utiles, signalés l’un par le professeur Tullio Omezzoli et l’autre par le président du Gouvernement régional Luciano Caveri. Le premier est un billet, daté de février 1943, écrit par Mgr Imberti au préfet de l’époque, dans lequel le prélat prie le responsable de la Province d’Aoste de nommer Chanoux secrétaire communal dans la vallée du Grand-Saint-Bernard. Cette nomination, si elle s’était concrétisée, aurait empêché le départ de Chanoux pour Chambéry car les secrétaires communaux jouissaient de l’exemption du service militaire, même en temps de guerre. M. Caveri, quant à lui, remit à la Fondation une partie de la correspondance personnelle de son père, dans laquelle se trouvait une carte postale, datée 18 septembre 1941, envoyée par Chanoux à Alessandro Caveri, qui faisait lui aussi son service militaire. Écrivant de La Thuile, Chanoux y affirme attendre la fin de son service, « cioè la fine del mese », pour rentrer chez lui, à Aoste.
Les deux informations confirmèrent le fait que Chanoux, au début de 1943, n’avait pas encore été enrôlé, mais elles ne permettaient pas d’établir la période de son absence d’Aoste. Nos doutes trouvèrent une réponse définitive aux archives notariales d’Ivrée, où sont conservés les actes rédigés par le notaire. Jusqu’en février 1943, Chanoux rédigea régulièrement ses actes, tandis que, dans la période entre mars et septembre 1943, ceux-ci ne furent que trois, rédigés, en plus, par le notaire Ollietti en son nom. En outre, une procuration générale, établie par le notaire en faveur de sa femme Céleste, nous informe de la date post quam Chanoux partit d’Aoste : en effet, l’indication du 24 février 1943, contenue dans la procuration, permet d’établir avec certitude que la période pendant laquelle celui-ci fit son service à Chambéry fut réduite aux six mois précédant l’armistice du 8 septembre 1943.
Nos recherches nous ont conduits aussi aux archives départementales de Chambéry, où nous avons découvert une lettre témoignant des rapports entre Chanoux, l’abbé Secret et la famille turinoise Re ; un élément qui ouvre d’autres pistes de recherche, surtout en ce qui concerne les relations entre le Val d’Aoste d’avant-guerre et l’ancienne capitale du Royaume ainsi que les liens familiaux et d’amitiés (ou de convenance) entre la classe dirigeante locale et celle turinoise. Le rapport entre les Re et l’abbé Secret pose aussi la question des possibles contacts de Chanoux avec le milieu de la Résistance de Chambéry avant son arrivée même en Savoie.
Ces quelques exemples montrent l’étendue du chemin encore à parcourir et soulignent l’importance de la recherche de nouvelles sources, de nouveaux témoignages ainsi que la nécessité de les soumettre, avec celles déjà connues, à une analyse croisée approfondie.
Comment étudier Chanoux : quelques suggestions de méthode
Les résultats de ce premier volet de la recherche sur Chanoux et son époque – dont quelques-uns ont déjà fait l’objet de colloques[{tip Un premier cycle de colloques a été organisé par la Fondation Chanoux : Contre l’état totalitaire. Aux sources de la pensée chanousienne (28 septembre 2007), Tra baita e bunker. La militarizzazione della Valle d’Aosta durante il fascismo (14 décembre 2007), Due diocesi, una provincia (8 janvier 2008). Les actes des deux premiers ont été publiés et peuvent être téléchargés sur le site de la Fondation ou demandés à notre bureau.}7{/tip}] – permettent de tirer des conclusions de caractère méthodologique constituant une prémisse nécessaire pour le lecteur de la bibliographie sur Chanoux.
En effet, le but de ce travail n’est pas celui d’établir la chronologie des écrits du notaire et d’en faire l’analyse pour y repérer les influences et les sources inspiratrices, bien que les éléments de nouveauté apportés par Chanoux dans la question valdôtaine ou dans la théorie fédéraliste en Italie méritent la plus grande attention. L’objectif est plutôt celui de fournir, pour la première fois, le panorama des œuvres qui ont parlé de Chanoux, pour mettre en relief les rapports entre leurs auteurs, la période de rédaction et leur contenu.
La Fondation est convaincue que toute étude concernant Chanoux dépend aussi des interprétations déjà formulées sur son œuvre et que celles-ci dépendent à leur tour des informations concernant sa vie dont disposait chaque auteur, de celles qu’il voulait fournir et de son orientation idéologique. Ainsi, une meilleure connaissance de Chanoux ne peut que passer par l’analyse critique des œuvres à son sujet publiées jusqu’à aujourd’hui.
Pour accomplir cette tâche, il faut prendre en considération les écrits sur le notaire et les étudier avec les outils typiques de toute recherche historique : l’identification de leurs sources, leur interprétation selon leurs caractéristiques intrinsèques et leur rapport avec les autres documents, l’époque de leur rédaction et l’idéologie professée par les auteurs, sans oublier les témoignages des personnes qui ont vécu au temps de Chanoux.
À ce propos, on ne peut se passer de relever comme les témoins ont souvent une mémoire sélective. Il s’agit d’un phénomène bien connu par les chercheurs : plus on s’éloigne d’un fait, plus on le rappelle non pas comme il s’est réellement produit, mais selon l’interprétation généralement accueillie par l’opinion publique ou dans le débat politique. Il est alors indispensable – surtout dans le cas d’un personnage important comme Chanoux – de connaître les modifications survenues dans l’interprétation donnée de sa vie et de son œuvre dans le temps, ce qui justifie le travail présenté dans les pages suivantes.
L’analyse jusqu’à présent de 29 monographies dédiées à Chanoux, de 113 autres volumes qui citent et étudient sa figure à l’intérieur de sujets plus amples, de quelques mémoires universitaires et, encore, de plus de 330 articles de presse parus jusqu’en 1950[{tip Avec l’exception de “Le Pays d’Aoste”, analysé jusqu’en 1953, date de la mort du chanoine Bréan, et de “L’Union valdôtaine” analysé jusqu’en 1954.}8{/tip}] a posé les bases pour une étude de l’évolution des interprétations sur Chanoux, une étude que nous espérons poursuivre à fond et longtemps, pour en assurer entre autres une mise à jour continuelle, apte à permettre une connaissance toujours plus approfondie d’un personnage fondamental dans l’histoire valdôtaine des cent dernières années.
Premières notes interprétatives
La recherche, à l’état actuel, a donné ces résultats.
1) Les ouvrages ont une distribution temporelle fort déséquilibrée
19 textes ont parus depuis l’an 2000 et seulement 10 entre 1946 et 1999. Encore, entre 1944 et 1994, donc pendant les cinquante ans qui suivent la mort de Chanoux, les ouvrages parus sont seulement cinq, dont deux[{tip Ufficio storico per la guerra di liberazione – Presidenza del Consiglio, Il contributo della Valle d’Aosta alla guerra di liberazione, Roma, Istituto Poligrafico dello Stato, 1946 (Documenti, n. 12) e Giorgio Peyronel, La dichiarazione dei rappresentanti delle popolazioni alpine al convegno di Chivasso il 19 dicembre 1943, in “Il movimento di Liberazione in Italia. Rassegna bimestrale di studi e documenti”, 2, settembre 1949, pp. 16-26.}9{/tip}] remontent à l’après-guerre et seulement un représente le produit d’une recherche scientifique collective, celui qui recueille les actes du colloques Émile Chanoux et les nationalités opprimées de 1984[{tip Actes du Colloque international “Émile Chanoux et les nationalités opprimées: Aoste, 18-20 mai 1984, Région autonome de la Vallée d’Aoste, Assessorat de l’Instruction Publique, Aoste, Tipografia La Vallée, 1984.}10{/tip}], qui suit les recherches sur la Jeune Vallée d’Aoste et sur le Groupe Valdôtain d’Action régionaliste de Joseph-César Perrin[{tip La Jeune Vallée d’Aoste (Groupe d’Action Régionaliste), Imprimerie valdôtaine, Aoste 1973 et Le Groupe valdôtain d’action régionaliste (1923): les prodromes de la Jeune Vallée d’Aoste, Aosta, Imprimerie valdôtaine, 1975.}11{/tip}], véritable pionner à ce sujet, et le mémoire de licence de Teresa Sandri de 1978. Ainsi, pendant les premières trente années après 1944, aucune étude spécifique n’a été consacrée à Chanoux et à son entourage.
Comment juger ce silence, surtout en considération du grand nombre de témoins encore vivants à l’époque?
La réponse la plus évidente est offerte par la chronologie des publications : après la première parution du nom de Chanoux dans un texte officiel, Il contributo della Valle d’Aosta alla Guerra di Liberazione[{tip Le livre, introduit par un message du Président du Conseil Alcide De Gasperi aux « patrioti della Valle d’Aosta », offre une narration des événements de la Résistance peu critique et plutôt orientée à la célébration des faits de guerre. Dans ce contexte, à Chanoux sont dédiées quelques vingt lignes sur les 152 pages du volume. Elles célèbrent le notaire comme le « magnifico organizzatore della lotta partigiana, caduto vittima di efferata ferocia il 18 di maggio » et décrivent le Comité de Libération animé par Chanoux comme la « base e premessa » del CLN di Aosta, révélant ainsi une finalité de propagande en faveur de l’Italie plutôt qu’un réel souci de vérité.}12{/tip}], en 1946, quand la Résistance commençait à être étudiée et fut établi le canon historiographique sur la guerre civile, destiné à rester immuable jusqu’à l’œuvre de Claudio Pavone de 1991[{tip Claudio Pavone, Una guerra civile. Saggio storico sulla moralità nella Resistenza, Torino, Bollati Boringhieri, 1991.}13{/tip}], on trouve seulement le témoignage de Giorgio Peyronel en 1949 et, ensuite, aucune publication jusqu’en 1959, quand fut publiée la première biographie de Chanoux, écrite par le chanoine Bréan en 1952[{tip Émile Chanoux, martyr de la résistance valdôtaine, Aosta, Litografia Pesando, 1994.}14{/tip}].
Le travail du prêtre de Brusson est significatif pour la date de sa composition, pour l’époque de sa parution et pour son contenu.
Bréan écrit en pleine Guerre Froide, combattue avec les armes du débat d’idée mais aussi avec celles des armées : en 1952, les conflits de Corée et d’Indochine sont à la une des chroniques internationales, on craint l’invasion communiste en Europe occidentale et le monde vit dans le cauchemar de l’anéantissement atomique. En Vallée d’Aoste l’opposition entre communistes et anti-communistes risquait de faire passer en arrière plan la question autonomiste et les idéaux fédéralistes qui avaient animé Chanoux. Bréan chercha à contrecarrer ce danger par l’animation du Cercle de Culture valdôtaine[{tip Louis Vuillermoz, Le Cercle de Culture valdôtaine, Aoste, Imprimerie valdôtaine, 1975 ; Marie-Rose Colliard, Un jeune prêtre au cœur valdôtain, Sarre, Testolin, 2011.}15{/tip}], qui voulait réunir les jeunes démocrate-chrétiens et unionistes pour des moments de formation sur la civilisation chrétienne et valdôtaine.
L’époque de publication, par contre, est celle de la fin des années Cinquante, qui en Vallée d’Aoste signifie le bouleversement du cadre politique local, avec le passage à l’opposition de la Démocratie Chrétienne, après une décennie de gouvernement hégémonique, tandis que le Parti Communiste et l’Union Valdôtaine s’allient, à la Commune d’Aoste et au Palais régional. Ce changement ne fut pas non plus sans conséquence sur la perception de la figure de Chanoux : l’effort de démontrer l’importance de sa foi catholique, maintes fois rappelée dans l’écrit et portée comme preuve a contrario de son assassinat[{tip «Si l’on pense d’ailleurs aux CONVICTIONS CHRÉTIENNES de Chanoux, qu’il a ouvertement professées, on ne peut pas même supposer qu’il se soit donné la mort». Joseph Bréan, Émile Chanoux … cit., p. 61.}16{/tip}], peut être facilement mis en relation avec le contenu des polémiques politiques de l’époque. Dans un Val d’Aoste où l’on découvrait les campagnards donner leur appui au Parti Communiste et à ses alliés, et l’évêque Blanchet sentait la nécessité de rappeler que l’excommunication était prévue pour les fidèles votant à gauche, publier une œuvre décrivant Chanoux comme un martyr de la Foi signifiait, au-delà du témoignage poignant d’un ami, rappeler aussi aux lecteurs que l’autonomie et les idéaux du fédéralisme étaient avant tout patrimoine du Catholicisme et du parti qui le défendait.
Ainsi, la biographie rédigée par le chanoine Bréan doit être interprétée comme un ouvrage fort personnel, motivé par le lien d’affection qui liait le prêtre au « grand Disparu » – selon la saisissante formule qu’il emploie dans la préface de son texte – mais aussi comme un écrit de circonstance, de propagande politique, visant un précis but idéologique.
D’autre part, le mélange entre l’histoire et la propagande politique est la clé d’interprétation qui permet de comprendre pourquoi très peu d’œuvres sur Chanoux paraissent avant l’an 2000. Avant cette date, toute citation concernant le notaire avait généralement une valeur et une raison strictement liées à la lutte des partis, éléments qui rendaient difficile d’étudier le personnage selon des critères strictement scientifiques. Il faut ajouter à cela le manque de documents originaux: seulement après 1994, grâce à la parution des Écrits par les soins de Paolo Momigliano Levi[{tip Émile Chanoux (par les soins de Paolo Momigliano Levi), Écrits, Aoste, Imprimerie Valdôtaine, 1994.}18{/tip}], il fut possible de mieux connaître la pensée de Chanoux.
À ce propos, il reste, cependant, à éclaircir les raisons pour lesquelles aucun chercheur ne sut profiter des documents existant dans les différentes archives, celles du notariat d’Ivrée, celle de Chambéry ou, encore, les archives militaires et de l’État, tant à Turin qu’à Rome.
En général, l’impression que l’on en tire est celle de Chanoux comme une icône, d’un personnage à citer mais à ne pas trop étudier, car toute découverte risquait de déclencher des polémiques auxquelles aucun n’avait envie de faire face.
2) Les études les plus approfondies sur la vie de Chanoux viennent de chercheurs qui ne sont pas originaires du Val d’Aoste.
Avec la seule exception de la biographie de Simon Goyet[{tip Simon Goyet, Émile Chanoux. L’uomo dietro al mito, Aoste, Le Château, 2008.}19{/tip}], qui date quand-même de 2008, les autres études analysant la vie du notaire sont l’œuvre du chercheur étasunien Louis Roger Dempsey[{tip Dempsey, La vie … cit.}20{/tip}] (1986), du criminologue ligure Paolo di Martino[{tip Paolo di Martino, Lassù i rumori del mondo non arrivano. Cronaca dell’arresto e della morte di Émile Chanoux: maggio 1944, Aosta, Le Château, 2000.}21{/tip}] (2000) et de Roberto Gremmo[{tip Roberto Gremmo, Alle spalle di Chanoux: separatisti e autonomisti nella Resistenza valdostana, Biella, Storia ribelle, 2010.}22{/tip}] (2010), homme politique et chercheur piémontais, passé du Parti Communiste au maoïsme, à l’autonomisme indépendantiste, pour revenir enfin au communisme. Encore une fois, l’impression est que le sujet “Chanoux” est trop délicat pour les Valdôtains et que ceux-ci préfèrent laisser les recherches qui le concernent aux “étrangers”.
Ces études présentent, toutefois, quelques inévitables défauts si l’on considère que ces auteurs ont des difficultés à saisir la réalité valdôtaine, venant de l’extérieur et s’intéressant au Val d’Aoste sans bien en connaître l’histoire.
Les exemples ne manquent pas. Dans Alle spalle di Chanoux, Gremmo – comme d’ailleurs di Martino dans son ouvrage (p. 95) – ne reconnaît pas dans l’inconnu «Baldo Benito» (p. 93) le nom de Benito Bal[{tip Benito Bal, né à Sarre le 6 septembre 1924 et fusillé à San Martino Canavese le 30 avril 1945. Fasciste républicain parmi les plus violents, il fut le responsable de l’assassinat du curé de Chesallet, l’abbé Prosper Duc (19 avril 1945), coupable à ses yeux de lui avoir enlevé le mérite de la libération des otages menacés de représailles après la mort de deux fascistes, action par laquelle il espérait d’acheter le pardon des résistants. Selon le témoignage rendu pendant un procès par Felice Mautino et repris par Roberto Gremmo (Alle spalle… cit. p. 93), Bal aurait affirmé que « La G.N.R. avrebbe ucciso e poi impiccato lo Chanoux ».}24{/tip}], et Gremmo perd ainsi une précieuse occasion d’indiquer une nouvelle piste de recherche pour la reconstruction de la mort du notaire. Encore, afin de démontrer qu’au Val d’Aoste la Résistance fut avant tout communiste, Gremmo reprend (pp. 16 et 24) la thèse selon laquelle Chanoux fut en service hors de la Province pendant les premières années de guerre et ne put organiser aucun groupe de résistants, une idée dont on a désormais démontré la fausseté et qui est due, selon toute vraisemblance, à une vision de la Résistance aujourd’hui abandonnée par les historiens. En effet, non seulement Chanoux fut au Val d’Aoste pendant les trois premières années du conflit, mais quand il rentra et commença à organiser la résistance armée, il dut faire face aux luttes parfois sanglantes entre les bandes de différentes orientations politiques, car la guerre civile ne signifia pas seulement la lutte entre Italiens fascistes et antifascistes, mais aussi entre les bandes de différente idéologie[{tip Témoignent de cette situation en Vallée d’Aoste la concurrence entre les bandes Garibaldi (communistes) et les bandes de Giustizia e Libertà (actionistes) dans la Basse Vallée et les deux scissions dans la bande d’Émile Lexert fomentées par Chanoux. Ce dernier considérait Lexert dangereux pour son communisme et pour sa façon de conduire la lutte de libération, peu soucieuse des représailles nazi-fascistes auxquelles il exposait la population après ses actions terroristes, comme le rappellent Roberto Nicco, La Resistenza in Valle d’Aosta, Aosta, Musumeci, 1995 e Alessandro Celi, I seicento giorni della diocesi di Aosta, Aosta, Le Château, 2008, p. 177.}25{/tip}]. Il faut, toutefois, reconnaître à Roberto Gremmo un précieux et courageux travail dans les archives qui lui a permis de retrouver et de publier les seules photos à ce jour disponibles documentant la pendaison de Chanoux dans sa cellule.
Pour ce qui est de l’œuvre de di Martino, dans sa reconstruction des événements du 18 mai 1944 (pp. 49 et suivantes), l’auteur affirme que « per l’arresto di due sole persone (Chanoux et Binel appunto) (…) vi fu un ingente ed inusuale dispiegamento di agenti », niant ainsi la mise en œuvre d’une opération de police articulée et bien organisée finalisée à démanteler l’ensemble du réseau, comme le démontrent les faits rappelés par d’autres chercheurs, qu’il oublie de citer. En effet, Roberto Nicco, à p. 80 de son La Resistenza in Valle d’Aosta, affirme que le même jour de l’arrestation du notaire « le tipografie Costa, Duc e Valdostana, di cui si sospetta che si sia servito il comitato aostano, vengono perquisite. Alla stazione di Saint-Vincent viene arrestato Gino Concolato (…) [e] Silvio (…) mentre scende verso Châtillon si accorge di essere pedinato e fa perdere le proprie tracce » tandis que, selon le témoignage de Cyprien Roveyaz, les hommes de l’Ufficio Politico le visaient aussi, avec d’autres composants du Comité de Libération valdôtain.
Qui plus est, tout en décrivant, pour la première fois, les photos du notaire pendu dans sa cellule, Di Martino paraît ne pas relever la contradiction entre son affirmation selon laquelle « Chanoux fu impiccato con modalità in astratto possibili, ma in concreto di difficile realizzazione senza lasciare sul cadavere evidenti tracce, per esempio di collutazione » (p. 74) et la description par lui-même faite des conditions physiques du cadavre de Chanoux, avec la tuméfaction évidente du visage, « l’occhio sinistro socchiuso » (p. 72) à cause des coups, la présence de « una macchia presumibilmente di sangue alla base sinistra della giacca » (p. 86) et le signe d’un coup donné à pleine main dans le dos (p 74). Cette contradiction est explicable par la faveur que di Martino attribue, bien que de façon indirecte, à l’hypothèse du suicide de Chanoux, mais suscite des doutes sur l’analyse accomplie par le criminologue. D’ailleurs, celui-ci se montre imprécis également dans la description de la position du cadavre de Chanoux, qui à page 69 présente « il braccio sinistro…disteso con la mano dietro la schiena all’altezza del bacino ; la mano destra…chiusa come a pugno all’altezza della tasca anteriore della giacca » tandis qu’à page 86 il a « il braccio sinistro piegato all’altezza della tasca della giacca con la mano chiusa quasi a pugno, il braccio destro disteso e leggermente arretrato dietro la schiena tale per cui non risulta visibile la mano ».
Le lecteur ne peut qu’être confus, n’ayant pas l’image sous les yeux car di Martino a choisi de ne pas publier la seule photo qu’il dit avoir vue, avec son négatif. À ce propos il faut souligner que, selon ce que di Martino écrit, il n’a pas vu les clichés du dossier conservé aux Archives d’État de Turin. Il serait intéressant de connaître la source de ses informations.
En réalité, comme le démontrent les photos finalement publiée par Roberto Gremmo, la main gauche est probablement dans la poche des pantalons, une position qui mal s’accorde avec l’hypothèse du suicide, tout comme la présence d’un morceau de tissu, arraché à la couverture employée pour la pendaison, serré dans la main droite. On comprend mal, en effet, comment un homme qui vient de se pendre – de surcroît dans un endroit peu commode pour le faire – pourrait avoir le temps de mettre la main gauche dans sa poche et pourquoi sentirait-il la nécessité de tenir un morceau de couverture dans la droite, si ce n’est pour démontrer qu’il s’est pendu de ses propres mains. Une exigence qui en réalité pourrait intéresser autre que lui et qui permet, ainsi, de formuler des doutes sur ce qui s’est passé dans la cellule du prisonnier.
Encore, pour démontrer le manque d’organisation du mouvement de résistance valdôtain et la distance entre les aspirations de Chanoux et la réalité, di Martino cite (p. 22 n 20), comme auctoritas, Primo Levi et ce que celui-ci raconte dans Se questo è un uomo au sujet de son expérience partisane, oubliant que le groupe de juifs réfugiés à Amay de Saint-Vincent n’avait aucun lien avec les résistants valdôtains, tandis qu’il en avait avec les fameux Casalesi dont on ne connaît pas encore toute l’histoire, malgré les recherches récentes de Sergio Luzzatto[{tip Dans son dernier livre, Partigia, Milano, Einaudi, 2013, qui a provoqué de nombreuses polémiques, Luzzatto cherche à reconstruire les vicissitudes de Levi, de ses compagnons et du groupe de partisans provenant de Casale Monferrato, au Piémont, sans pour autant réussir à expliquer les liens de ces derniers avec le mouvement de la Résistance italienne et valdôtaine. En particulier, il reste à éclaircir les motivations réelles de la présence des partisans piémontais en Val d’Ayas, qui serait à attribuer, selon une source fasciste citée dans le livre, au « fatto che uno di loro, Francesco Rossi, era legato a una donna originaria di Arcesaz e possedeva un’abitazione nel villaggio ». Le choix d’Arcésaz pourrait, au contraire, être lié à la figure de Martino Veduti, l’ancien officier des Carabinieri, décoré de deux Médailles à la valeur militaire après la Première Guerre mondiale, à l’origine du groupe des résistants piémontais, dont Luzzatto reconstruit la carrière de façon incomplète. Veduti, au moins de 1938 à 1940, régit la compagnie des Carabiniers d’Ivrée, à l’époque appartenant à la province d’Aoste et siège des usines de Camillo Olivetti, qui possédait à Brusson une colonie pour les enfants de ses employés et était l’un des principaux bailleurs de fonds de la bande des Casalesi, comme Luzzatto même le rappelle à p. 58 de son livre. Que Veduti, décoré de guerre et officier parmi les plus capables, ait été mis en congé quand la guerre mondiale avait déjà éclaté, pour se retrouver, peu après, au centre d’un réseau de résistants permet de formuler l’hypothèse – qui reste toutefois à vérifier – de l’existence d’un projet de résistance armée élaboré au dehors du Val d’Aoste, avec la participation d’Olivetti et des Carabiniers. Il est aussi intéressant de souligner que Veduti termina la guerre comme responsable du service d’information de la première Division Giustizia e Libertà, active dans la province de Cuneo, d’où provenait aussi Duccio Galimberti, le responsable politique des bandes azioniste du Val d’Aoste, un avocat qui avait fréquenté l’Université de Turin dans les mêmes années que Chanoux et qui avait le même âge du notaire.}26{/tip}].
Ce qui est certain, même pour Luzzatto, est que l’expérience de Levi comme résistant fut limitée: on ne peut donc pas se baser sur son unique jugement pour comprendre une situation en réalité beaucoup plus complexe que celle décrite par di Martino, qui à p. 31 reconnaît – énième contradiction – que l’activité de la Résistance valdôtain entre janvier et mars 1944 provoqua « l’acuirsi della tensione politica ».
Ainsi, le livre de Di Martino se révèle, à une analyse approfondie, moins précis et résolutif au sujet de plusieurs questions, dont la principale est celle de la mort de Chanoux, véritable fétiche pour bien de chercheurs, qui risque cependant de faire oublier l’importance du notaire pour l’histoire du Val d’Aoste, importance qui permet d’expliquer – elle seule – la valeur de sa mort.
3) Chanoux fut important surtout pour sa pensée et pour le legs que celle-ci représente pour les Valdôtains, mais cette pensée resta longtemps peu connue, peu étudiée et interprétée, elle aussi, selon l’orientation idéologique des chercheurs.
Pour ce qui est des œuvres analysant la pensée de Chanoux et son influence en Vallée d’Aoste et ailleurs, à l’exception des écrits de Bréan et de quelques pages dédiées au notaire par Bruno Salvadori, les actes de trois colloques qui se sont déroulés à distance d’une douzaine d’années l’un de l’autre revêtent une grande importance.
En 1984, se tint à Aoste le colloque international Émile Chanoux et les minorités opprimées[{tip Les actes furent publiés la même année : Actes du colloque international Émile Chanoux et les nationalités opprimées. Aoste 19-20 mai 1984, Région Autonome de la Vallée d’Aoste – Assessorat de l’Instruction publique, Aoste, 1984.}27{/tip}]. Cette première rencontre marqua le début de la recherche scientifique sur l’action et la pensée du notaire. Pour la première fois, plusieurs chercheurs de niveau universitaire prenaient la parole pour esquisser une analyse du rapport entre la pensée de Chanoux et la défense des minorités ethnolinguistiques.
Du point de vue des contenus, le colloque réserva, en réalité, peu de place à la figure du notaire, car la plupart de ses écrits n’étaient pas encore connus : seulement trois des treize interventions traitent directement de ce dernier, tandis que les autres contributions sont consacrées à la situation des minorités en Europe ou à l’histoire du Val d’Aoste aux époques médiévale et moderne.
Idéologiquement, le colloque s’insère dans la vague du revival ethnique qui, à partir de la fin des années 60, se répandit en Europe et poussa l’Union Valdôtaine à renouveler son lexique politique et la conception même de son rôle. Le parti traditionaliste et défenseur d’une identité locale menacée est remplacé par un parti ouvert aux autres Pays minoritaires, voué à la promotion d’une identité nationale qui doit être affirmée tant au plan local que national et international, grâce au soutien réciproque et aux liens de collaboration avec les autres peuples qui, en Europe, demandent une reconnaissance officielle. On comprend ainsi mieux la répartition des sujets abordés et la place qui fut consacrée à la description des autres minorités linguistiques européennes.
Bien différente fut l’orientation du colloque successif, de novembre 1995[{tip Les actes du colloque sont recueillis dans le volume Émile Chanoux et le débat sur le fédéralisme, publié par les soins de l’Institut historique de la Résistance en Vallée d’Aoste aux Presses d’Europe, Nice, 1997.}28{/tip}], qui survint après la publication des Écrits de Chanoux, par les soins de Paolo Momigliano Levi. Dans ce cas, la pensée de Chanoux était au centre du colloque, avec onze contributions sur quinze dédiées à éclaircir les différents contenus de son œuvre, du point de vue juridique et politique autant que littéraire. Le choix des rapporteurs détermina un recentrage sur les arguments historiques et juridiques, tandis que le problème des minorités linguistiques était presque absent du colloque. Le silence à ce sujet indique, une fois en plus, le rapport étroit entre l’actualité politique et l’étude de Chanoux : si en 1984, l’écho des luttes des années 70 influençait encore le débat des chercheurs et les choix des hommes politiques, en 1995 la situation politique était tout à fait différente. La Vallée d’Aoste, en effet, jouissait des avantages financiers de l’autonomie et le rapport de force avec l’État italien paraissait favorable, vu la faiblesse relative du système politique national ébranlé par Tangentopoli qui favorisa, en outre, la croissance de l’Union Valdôtaine.
Il est nécessaire de mettre en évidence un dernier aspect, concernant le contenu du colloque : si en 1984 le promoteur de la rencontre avait été un assesseur à la Culture fortement engagé dans le combat identitaire, tel que Renato Faval, onze ans après on retrouve à la même fonction un juriste qualifié comme Roberto Louvin. Nous pouvons donc introduire un élément ultérieur dans l’explication des différentes lectures développées sur Chanoux au fil du temps : outre aux contingences de la lutte politique, les sensibilités des décideurs ont toujours joué un rôle fondamental dans l’orientation des arguments et des analyses.
Enfin, le colloque Contre l’État totalitaire, organisé par la Fondation Chanoux en 2007, voulait présenter une mise à jour d’un des aspects méconnus de l’œuvre de Chanoux : ses rapports avec les courants de pensée fédéraliste, régionalistes et culturels européens dans l’entre-deux-guerres.
Une des caractéristiques constantes dans la bibliographie sur Chanoux est que trop souvent l’analyse a une perspective limitée à la Vallée d’Aoste et à la dialectique entre celle-ci et l’État italien, alors que manque l’étude féconde des liens entre le personnage, ses écrits et ce qui se passait ailleurs en Europe. Remarquable, à ce sujet, paraît l’absence de toute analyse concernant les inspirateurs de la pensée du notaire. Si l’influence réciproque avec l’abbé Trèves est désormais acquise, il reste encore à éclaircir – faute de documents, il est vrai, et du fait que Chanoux n’a pas l’habitude de citer ses sources – l’apport à la pensée chanousienne d’autres intellectuels. Le Colloque de 2007 avait cet objectif et il permit une première, importante ouverture en ce sens, insérant Chanoux dans le courant fédéraliste qui, après la Première Guerre mondiale, proposa une alternative – hélas, perdante – à la montée des dictatures et des totalitarismes.
La Fondation doit cette attention particulière aux références externes au Val d’Aoste à sa longue fréquentation avec les théoriciens du fédéralisme et les académiciens qui l’étudient. L’ancien Collège universitaire d’Études fédéralistes avait en effet éduqué les chercheurs de la Fondation à une vision la plus vaste possible des phénomènes fédéralistes et la question des sources chanousiennes méritait ainsi un effort en cette direction, comme l’avait déjà démontré la préface signée par René Faval à l’anthologie L’essenza del federalismo nell’equilibrio tra Stato e corpi sociali autonomi.
Parmi les résultats du colloque, on peut citer la “découverte” des fédéralistes alpins et une première ébauche sur les lectures du jeune Chanoux, tandis que, au cours des années suivantes, la rencontre avec l’un des plus grands experts français de l’Italie, le professeur Jean-Dominique Durand, permit à la Fondation d’approfondir encore sa recherche, en découvrant aussi les influences de Renan sur le lexique et les formules du notaire de Rovenaud[{tip La citation du passage suivant est suffisante à établir la dette de Chanoux envers Renan. Selon l’historien français, « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans la passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux qu’on a soufferts. (…) Je disais tout à l’heure : “avoir souffert ensemble” ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun.
Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune ».
Chanoux, à son tour, affirme, par exemple dans l’article Qu’est-ce que la patrie ?, paru dans “La Vallée d’Aoste” du 27 décembre 1924 « La patrie c’est le peuple ; c’est tout le peuple qui se sent frère, qui s’aime, qui sent qu’il a des liens plus intimes que ceux qui l’unissent aux autres hommes, des liens qui se sont formés par une longue période de vie en commun ou par une période plus courte peut-être de luttes et de souffrances en commun. Où est donc la patrie ? Elle est dans l’âme du peuple. Si le peuple sentira qu’uni sa vie morale et matérielle est plus entière, il formera par ce fait même, une patrie, une nation, dans le vrai sens, même si elle est encore divisée politiquement ».}29{/tip}], sans oublier les échos des grands modèles de la philosophie et du droit romains[{tip « C’est la loi qui a fait l’homme, qui l’a fait social, qui l’a poussé à se mélanger, et qui en même temps l’a fait en “un” distinct différent de tous les autres », affirmation contenue dans l’essais Du Fédéralisme, qui n’est que l’écho du passage de Cicéron dans la Pro Sextio « Atque inter hanc vitam perpolitam humanitate et illam immanem nihil tam interest quam ius atque vis. Horum utro uti nolumus, altero est utendum. Vim volumus exstingui, ius valeat necesse est, id est iudicia, quibus omne ius continetur; iudicia displicent aut nulla sunt, vis dominetur necesse est ».}30{/tip}]
Cette attention paraît moins développée dans les autres ouvrages publiés dans les quinze dernières années, dont la plupart maintiennent souvent une perspective interne, toute valdôtaine, limitant ainsi la portée de leur analyse par rapport à l’importance de Chanoux dans le débat italien relatif au fédéralisme, à l’organisation de l’État républicain et à la protection des minorités linguistiques. À ce propos, il est utile de souligner comme les deux ouvrages qui consacrent une attention majeure à l’œuvre du notaire dans cette perspective sont, encore une fois, le produit de chercheurs externes au Val d’Aoste. Il s’agit du Tyrolien du Sud Claus Gatterer[{tip Claus Gatterer, In lotta contro Roma, Bolzano, Praxis, 1994.}31{/tip}] et du lombard Stefano Bruno Galli[{tip Stefano Bruno Galli, Il grande Nord, Milano, Edizioni Angelo Guerini e Associati, 1968.}32{/tip}]. Tous les deux ont un fort engagement politique et développent une critique farouche envers l’État italien, ce qui les conduit à insérer Chanoux dans un cadre théorique plus vaste, celui que Pierre Brini a baptisé des « fédéralistes alpins », qui promeuvent le fédéralisme comme instrument apte à assurer l’autonomie, voire l’indépendance, des minorités linguistiques auxquelles ils appartiennent.
En conclusion, on peut affirmer que les œuvres parlant de Chanoux dépendent de façon marquée du climat politique à l’époque de leur publication, reflétant, ainsi, plus les exigences de la lutte politique qu’un réel souci de reconstruction des vicissitudes de sa vie et d’étude de sa pensée. Chanoux paraît souvent un simple drapeau, bon à tout, une référence obligée, à citer sans même la connaître, ce qui explique pourquoi plusieurs auteurs ne font que répéter des contenus à l’époque considérés comme acquis et tout à fait vrais, tandis qu’ils n’ont pas résisté à une analyse approfondie. C’est le cas, par exemple, de l’étude de Simon Goyet, par d’autres aspects remarquable par la documentation fournie, mais qui paraît encore trop liée aux interprétations de la vulgata historiographique locale, comme le démontrent les passages dédiés à son service militaire où il répète que Chanoux fut rappelé sous le drapeau en 1939 et il antidate en conséquence les événements du 1943 au 1940. De même, Goyet – qui accomplit quand même un important effort pour placer l’action de Chanoux dans le contexte de son époque – ne saisit pas le rapport entre la politique ecclésiastique suivant le Concordat de 1929 et la polémique qui vit Chanoux et le chanoine Commod s’affronter dans les pages de l’hebdomadaire diocésain. La fameuse accusation du prêtre, qui condamnait le « catto-regionalismo » de Chanoux, à l’époque parmi les responsables de l’Action Catholique du diocèse, doit en effet être lue dans le cadre plus général de la politique du Vatican après les Pactes du Latran.
Comme l’ont démontré les recherches des dernières décennies, dans les années qui précédèrent et suivirent 1929 l’Église catholique promut une politique cherchant à éviter toute intervention répressive de l’État envers les organisations catholiques. Cela poussa les hiérarchies religieuses à exclure des rôles de responsabilité toutes les personnes précédemment engagés dans les syndicats “blancs” et les autres associations inspirés par l’Église pour éviter de fournir aux organes répressifs de l’État un prétexte pour agir contre les associations qui avaient jusqu’alors survécu aux violences fascistes.
L’accusation du chanoine Commod doit ainsi être lue comme la tentative de séparer la position de l’Église de celle de Chanoux, en éloignant celui-ci des postes de responsabilité dans l’Action Catholique. Cela ne signifia point l’abandon de Chanoux de la part de la hiérarchie diocésaine, comme le démontrent plusieurs éléments concernant et la vie professionnelle du notaire – choisi pendant les années Trente pour rédiger les actes de la Société Jean-Baptiste de Tillier, administrant le patrimoine immobilier du Chapitre de la Cathédrale – et son action politique, qui comprenait aussi la rédaction de la rubrique d’éducation civique dans l’hebdomadaire diocésain, après le 8 septembre 1943.
La littérature concernant Chanoux se révèle, donc, aussi riche en suggestions qu’imprécise dans beaucoup d’analyses, faute de documents, mais aussi à cause de l’influence des soucis et des polémiques liés à la lutte politique quotidienne. Cette influence a longtemps empêché une démarche réellement scientifique dans l’étude de la vie et de l’œuvre de Chanoux, contraignant les chercheurs à une médiation entre les données des documents et les erreurs de la version officiellement établie, jusqu’à oublier d’investiguer dans les archives disponibles, souvent riches en informations capitales.
Une étude finalement correcte ne peut donc partir que de la connaissance la plus complète des archives contenant des informations concernant Chanoux et son époque et de la révision critique de la bibliographie parue jusqu’ici.
Le travail de la Fondation Chanoux veut contribuer à cette démarche et les pages de ce site Internet témoignent de l’engagement de ses chercheurs, qui soumettent aux lecteurs le jugement sur les résultats acquis.
NOTE
[1] Louis Roger Dempsey, The life and work of Emile Chanoux / La vie et l’œuvre d’Émile Chanoux, Aosta, Arti grafiche Duc, 1986 (1987 traduzione in lingua francese).
[2] Dempsey, La vie … cit, pp. 44-45.
[3] Maria Pia Simonetti, La politica tra passione e mestiere. Voci di valdostani impegnati nel Novecento, Aosta, Le Château, 2007, p. 55.
[4] [LINK Immagine del foglio matricolare con particolare dei dati registrati tra 1939 e 1941]
[5] « 31 juillet [1943]. Je pars pour Aoste par le train de huit heures. Je me rends chez Chanoux, puis je monte au dernier étage de l’Hôtel de Ville chercher Binel, enfin je tâche d’attraper Bréan. » in Charles Passerin d’Entrèves (deuxième édition par les soins de Tullio Omezzoli), La tempëta dessu noutre montagne, Aoste, Institut historique de la Résistance en Vallée d’Aoste, 1975, p. 13.
[6] [LINK]
[7] Un premier cycle de colloques a été organisé par la Fondation Chanoux : Contre l’état totalitaire. Aux sources de la pensée chanousienne (28 septembre 2007), Tra baita e bunker. La militarizzazione della Valle d’Aosta durante il fascismo (14 décembre 2007), Due diocesi, una provincia (8 janvier 2008). Les actes des deux premiers ont été publiés et peuvent être téléchargés sur le site de la Fondation ou demandés à notre bureau.
[8] Avec l’exception de “Le Pays d’Aoste”, analysé jusqu’en 1953, date de la mort du chanoine Bréan, et de “L’Union valdôtaine” analysé jusqu’en 1954.
[9] Ufficio storico per la guerra di liberazione – Presidenza del Consiglio, Il contributo della Valle d’Aosta alla guerra di liberazione, Roma, Istituto Poligrafico dello Stato, 1946 (Documenti, n. 12) e Giorgio Peyronel, La dichiarazione dei rappresentanti delle popolazioni alpine al convegno di Chivasso il 19 dicembre 1943, in “Il movimento di Liberazione in Italia. Rassegna bimestrale di studi e documenti”, 2, settembre 1949, pp. 16-26.
[10] Actes du Colloque international “Émile Chanoux et les nationalités opprimées: Aoste, 18-20 mai 1984, Région autonome de la Vallée d’Aoste, Assessorat de l’Instruction Publique, Aoste, Tipografia La Vallée, 1984.
[11] La Jeune Vallée d’Aoste (Groupe d’Action Régionaliste), Imprimerie valdôtaine, Aoste 1973 et Le Groupe valdôtain d’action régionaliste (1923): les prodromes de la Jeune Vallée d’Aoste, Aosta, Imprimerie valdôtaine, 1975.
[12] Le livre, introduit par un message du Président du Conseil Alcide De Gasperi aux « patrioti della Valle d’Aosta », offre une narration des événements de la Résistance peu critique et plutôt orientée à la célébration des faits de guerre. Dans ce contexte, à Chanoux sont dédiées quelques vingt lignes sur les 152 pages du volume. Elles célèbrent le notaire comme le « magnifico organizzatore della lotta partigiana, caduto vittima di efferata ferocia il 18 di maggio » et décrivent le Comité de Libération animé par Chanoux comme la « base e premessa » del CLN di Aosta, révélant ainsi une finalité de propagande en faveur de l’Italie plutôt qu’un réel souci de vérité.
[13] Claudio Pavone, Una guerra civile. Saggio storico sulla moralità nella Resistenza, Torino, Bollati Boringhieri, 1991.
[14] Émile Chanoux, martyr de la résistance valdôtaine, Aosta, Litografia Pesando, 1994.
[15] Louis Vuillermoz, Le Cercle de Culture valdôtaine, Aoste, Imprimerie valdôtaine, 1975 ; Marie-Rose Colliard, Un jeune prêtre au cœur valdôtain, Sarre, Testolin, 2011.
[16] «Si l’on pense d’ailleurs aux CONVICTIONS CHRÉTIENNES de Chanoux, qu’il a ouvertement professées, on ne peut pas même supposer qu’il se soit donné la mort». Joseph Bréan, Émile Chanoux … cit., p. 61.
[17] [LINK a sito della Fondation con PDF]
[18] Émile Chanoux (par les soins de Paolo Momigliano Levi), Écrits, Aoste, Imprimerie Valdôtaine, 1994.
[19] Simon Goyet, Émile Chanoux. L’uomo dietro al mito, Aoste, Le Château, 2008.
[20] Dempsey, La vie … cit.
[21] Paolo di Martino, Lassù i rumori del mondo non arrivano. Cronaca dell’arresto e della morte di Émile Chanoux: maggio 1944, Aosta, Le Château, 2000.
[22] Roberto Gremmo, Alle spalle di Chanoux: separatisti e autonomisti nella Resistenza valdostana, Biella, Storia ribelle, 2010.
[24] Benito Bal, né à Sarre le 6 septembre 1924 et fusillé à San Martino Canavese le 30 avril 1945. Fasciste républicain parmi les plus violents, il fut le responsable de l’assassinat du curé de Chesallet, l’abbé Prosper Duc (19 avril 1945), coupable à ses yeux de lui avoir enlevé le mérite de la libération des otages menacés de représailles après la mort de deux fascistes, action par laquelle il espérait d’acheter le pardon des résistants. Selon le témoignage rendu pendant un procès par Felice Mautino et repris par Roberto Gremmo (Alle spalle… cit. p. 93), Bal aurait affirmé que « La G.N.R. avrebbe ucciso e poi impiccato lo Chanoux ».
[25] Témoignent de cette situation en Vallée d’Aoste la concurrence entre les bandes Garibaldi (communistes) et les bandes de Giustizia e Libertà (actionistes) dans la Basse Vallée et les deux scissions dans la bande d’Émile Lexert fomentées par Chanoux. Ce dernier considérait Lexert dangereux pour son communisme et pour sa façon de conduire la lutte de libération, peu soucieuse des représailles nazi-fascistes auxquelles il exposait la population après ses actions terroristes, comme le rappellent Roberto Nicco, La Resistenza in Valle d’Aosta, Aosta, Musumeci, 1995 e Alessandro Celi, I seicento giorni della diocesi di Aosta, Aosta, Le Château, 2008, p. 177.
[26] Dans son dernier livre, Partigia, Milano, Einaudi, 2013, qui a provoqué de nombreuses polémiques, Luzzatto cherche à reconstruire les vicissitudes de Levi, de ses compagnons et du groupe de partisans provenant de Casale Monferrato, au Piémont, sans pour autant réussir à expliquer les liens de ces derniers avec le mouvement de la Résistance italienne et valdôtaine. En particulier, il reste à éclaircir les motivations réelles de la présence des partisans piémontais en Val d’Ayas, qui serait à attribuer, selon une source fasciste citée dans le livre, au « fatto che uno di loro, Francesco Rossi, era legato a una donna originaria di Arcesaz e possedeva un’abitazione nel villaggio ». Le choix d’Arcésaz pourrait, au contraire, être lié à la figure de Martino Veduti, l’ancien officier des Carabinieri, décoré de deux Médailles à la valeur militaire après la Première Guerre mondiale, à l’origine du groupe des résistants piémontais, dont Luzzatto reconstruit la carrière de façon incomplète. Veduti, au moins de 1938 à 1940, régit la compagnie des Carabiniers d’Ivrée, à l’époque appartenant à la province d’Aoste et siège des usines de Camillo Olivetti, qui possédait à Brusson une colonie pour les enfants de ses employés et était l’un des principaux bailleurs de fonds de la bande des Casalesi, comme Luzzatto même le rappelle à p. 58 de son livre. Que Veduti, décoré de guerre et officier parmi les plus capables, ait été mis en congé quand la guerre mondiale avait déjà éclaté, pour se retrouver, peu après, au centre d’un réseau de résistants permet de formuler l’hypothèse – qui reste toutefois à vérifier – de l’existence d’un projet de résistance armée élaboré au dehors du Val d’Aoste, avec la participation d’Olivetti et des Carabiniers. Il est aussi intéressant de souligner que Veduti termina la guerre comme responsable du service d’information de la première Division Giustizia e Libertà, active dans la province de Cuneo, d’où provenait aussi Duccio Galimberti, le responsable politique des bandes azioniste du Val d’Aoste, un avocat qui avait fréquenté l’Université de Turin dans les mêmes années que Chanoux et qui avait le même âge du notaire.
[27] Les actes furent publiés la même année : Actes du colloque international Émile Chanoux et les nationalités opprimées. Aoste 19-20 mai 1984, Région Autonome de la Vallée d’Aoste – Assessorat de l’Instruction publique, Aoste, 1984.
[28] Les actes du colloque sont recueillis dans le volume Émile Chanoux et le débat sur le fédéralisme, publié par les soins de l’Institut historique de la Résistance en Vallée d’Aoste aux Presses d’Europe, Nice, 1997.
[29] La citation du passage suivant est suffisante à établir la dette de Chanoux envers Renan. Selon l’historien français, « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans la passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux qu’on a soufferts. (…) Je disais tout à l’heure : “avoir souffert ensemble” ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun.
Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune ».
Chanoux, à son tour, affirme, par exemple dans l’article Qu’est-ce que la patrie ?, paru dans “La Vallée d’Aoste” du 27 décembre 1924 « La patrie c’est le peuple ; c’est tout le peuple qui se sent frère, qui s’aime, qui sent qu’il a des liens plus intimes que ceux qui l’unissent aux autres hommes, des liens qui se sont formés par une longue période de vie en commun ou par une période plus courte peut-être de luttes et de souffrances en commun. Où est donc la patrie ? Elle est dans l’âme du peuple. Si le peuple sentira qu’uni sa vie morale et matérielle est plus entière, il formera par ce fait même, une patrie, une nation, dans le vrai sens, même si elle est encore divisée politiquement ».
[30] « C’est la loi qui a fait l’homme, qui l’a fait social, qui l’a poussé à se mélanger, et qui en même temps l’a fait en “un” distinct différent de tous les autres », affirmation contenue dans l’essais Du Fédéralisme, qui n’est que l’écho du passage de Cicéron dans la Pro Sextio « Atque inter hanc vitam perpolitam humanitate et illam immanem nihil tam interest quam ius atque vis. Horum utro uti nolumus, altero est utendum. Vim volumus exstingui, ius valeat necesse est, id est iudicia, quibus omne ius continetur; iudicia displicent aut nulla sunt, vis dominetur necesse est ».
[31] Claus Gatterer, In lotta contro Roma, Bolzano, Praxis, 1994.
[32] Stefano Bruno Galli, Il grande Nord, Milano, Edizioni Angelo Guerini e Associati, 1968.